Le régulateur d'allure de Jean-du-Sud

Cet article a été publié au Canada dans La Revue maritime l'Escale (N° 10, 1985) et en France dans la revue française Loisirs Nautiques (N° 185, 1987). Il a également paru en anglais dans la revue Sailing Canada (N° 50, Mai 1988)

par Yves Gélinas

Le 9 mai 1983, à bord de Jean-du-Sud, un sloop de neuf mètres de longueur et 4 tonnes de déplace-ment, j'atterrissais à Gaspé, au Québec. C'était le terme d'une croisière en solitaire de 28 000 milles depuis Saint-Malo, en France, par l'autre côté de la terre, par la route des quarantièmes rugissants et du cap Horn.

En 282 jours de mer, je n'ai pas dû barrer plus d'une heure. C'est un système de pilotage automatique de ma conception qui a assuré ce travail sans défaillir. Jean-du-Sud gardait un cap très précis, quelle que soit la force du vent, même sous spi, plein vent arrière, dans le tout petit temps. Il n'est jamais tombé en panne, malgré deux knock-down et un chavirage de 360°, qui a causé un démâtage. Sous gréement de fortune, c'était encore lui qui barrait. C'est à ma connaissance le seul régulateur d'allure de type Hasler (à pale immergée), qui ait réussi à accomplir le tour du monde par cette route en barrant tout le temps sans une seule fois tomber en panne.

Depuis que je navigue en croisière, je m'intéresse à la conception d'un appareil qui permet à un yacht de maintenir un cap constant par rapport au vent : j'ai toujours trouvé qu'il y a plus intéressant à faire sur un bateau que passer son temps à la barre.

Les historiens de marine s'accordent pour attribuer la première solution du problème au peintre de marine français Marin Marie, en 1939. Curieusement, c’était en vue d'accomplir la première traversée de l'Atlantique en solitaire, à bord d'un yacht à moteur: le gouvernail principal de sa pinasse Arielle était bloqué de façon à maintenir un cap approximatif. Un petit safran auxiliaire fixé à l'arrière et contrôlé par une girouette orientée dans le lit du vent, ramenait le bateau au cap s'il en déviait. Ce système permit à Marin Marie de devenir le premier navigateur solitaire à traverser l'Atlantique à moteur.

Ce type de régulateur d'allure se trouve encore de nos jours (Hydrovane, Auto-Helm, RVG...). J'en ai fait l'essai et constaté que son action est lente et que son efficacité diminue à mesure que la mer grossit. Il est plus difficile, mais aussi plus efficace de maintenir le cap à l'aide du gouvernail du bateau: c'est précisément sa raison d'être!

Si le gouvernail est à l'extérieur, fixé au tableau ou à l'étambot, c'est encore comparativement facile. Le problème a été résolu de façon assez satisfaisante dans les années cinquante par un inconnu qui a eu l'idée de monter sur le bord de fuite d'un safran, un fletner semblable aux volets montés sur les ailes des avions. Contrôlé par une girouette de taille moyenne, ce fletner fournit l'énergie nécessaire pour mouvoir le gouvernail. Bernard Moitessier a appliqué avec succès ce système sur tous ses bateaux.

Dans le cas d'un bateau dont le gouvernail est à mèche et jaumière, le problème est plus complexe. C'est le cas de Jean-du-Sud et de la majorité des yachts modernes.

A l'occasion de la première course transatlantique en solitaire, en 1960, Francis Chichester avait imaginé de remplacer le mât de tapecul de son yawl Gipsy-Moth par une grande girouette en toile, qui agissait directement sur la barre grâce à un système de drosses. Les efforts importants requis pour mouvoir la barre lui imposaient une girouette d'une taille considérable, dans laquelle il devait prendre des ris à mesure que le vent fraîchissait. Mais Blondie Hasler, lui, eut l'idée merveilleuse de récupérer l'énergie produite par l'avancement de son folkboat Jester, à l'aide d'une pale verticale plantée dans l'eau à l'arrière du bateau : lorsqu'une girouette fait pivoter cette pale à la manière d'un gouvernail, les filets d'eau dus à l'avancement du bateau la chassent de côté avec une grande force, qu'on récupère en permettant à cette pale de pivoter aussi autour d'un axe horizontal. Il suffit dès lors de relier cette pale à la barre par un système de drosses, et on dispose de toute l'énergie nécessaire pour agir sur le gouvernail.

A l'occasion de la transat de 68, l'ingénieur français Marcel Gianoli imagina de monter la girouette de l'appareil chargé de barrer le trimaran Pen Duick IV d' Eric Tabarly, sur un axe presque horizontal, plutôt que vertical, augmentant de façon considérable sa sensibilité et sa puissance. Cette trouvaille produisit une seconde génération de régulateurs d'allure (dont certains se vendent encore : Aries, Monitor, Fleming, Sailomat... ).

Depuis cette date, il n'y a pas eu d'autre innovation importante. Tous les appareils qui permettent à un yacht de maintenir un cap constant à l'aide seulement de l'énergie du vent, font appel à l'une ou l'autre ou à une combinaison de ces solutions. Mais aucune des réalisations que j'avais vues sur le marché ne me satisfaisaient : elles me semblaient toutes trop lourdes, trop fragiles, trop laides ou (et) trop chères

En 1975, en escale avec Jean-du-Sud dans l’île de Martha's Vineyard, j'avais déjà commencé à expérimenter dans ce domaine, en profitant de l'hospitalité de Peter Eldredge et de son cousin Robby, qui avaient monté un petit chantier près de Vineyard Haven. J'étais bien loin, à l'époque, de penser qu'un jour je partirais en solitaire autour du monde, mais je me disais que mon Jean-du-Sud était promis à de belles navigations et avait besoin d'un régulateur d'allure sur lequel je puisse compter. Cet été-là, mes recherches n'avaient rien produit de concret, mais j'avais au moins réussi à poser le problème de façon plus précise et à établir le cahier des charges.

Le régulateur d'allure définitif de Jean-du-Sud serait un appareil composé d'une pale de type Hasler et d'un aérien à axe horizontal Gianoli. Il ferait partie intégrante du bateau et serait installé pour la vie, étant bien sûr d'une solidité au moins comparable. Quel que soit l'état de la mer ou du vent, il serait en mesure de tenir la barre sans qu'on ait à craindre pour sa santé, et de résister à un knock-down ou même à un chavirage. Il serait ensuite discret et élégant : Jean-du-Sud surveille sa ligne et ne veut pas d'un appareil rappelant une plate-forme de forage fixé à son tableau. Il serait assez sensible pour barrer dès que le vent est suffisant pour garder les voiles pleines, même sous spi, par très légère brise de l'arrière. Il serait enfin économique à fabriquer.

Depuis cette époque, j'ai toujours gardé le problème en tête, même si je n'y travaillais pas activement. Je puis dire maintenant que j'ai mis l'équivalent de plus d'une année de travail à temps complet sur le design de mon système. Si mon application pratique des principes découverts par Hasler et Gianoli est meilleure, ce n'est peut-être pas que je suis plus doué qu'un autre, mais je suis plus exigeant et j'ai cherché plus longtemps. Pendant tout le temps qu'a duré la conception, j'ai eu cette préoccupation constante : simplifier. Eliminer le métal inutile. D’où gain de poids, simplicité de fonctionnement, plus grande économie à la fabrication.

Pour installer une barre à roue dans un bateau, on n'hésite pas à percer un trou dans le plancher du cockpit. Pour monter le régulateur d'allure définitif de Jean-du-Sud, je n'ai pas hésité à percer son tableau : j'y fais passer un tube d'acier de forte section et à la paroi épaisse. C'est l'axe de rotation horizontale de la pale. Perpendiculairement à ce tube, est soudé un autre court tube légèrement plus petit, à travers duquel passe la mèche de la pale. Je ne peux pas imaginer montage plus robuste. En rapprochant l'axe horizontal du niveau de l'eau, je diminue son bras de levier et j'augmente encore la solidité de l'ensemble de façon appréciable.

Le principal problème technique à résoudre, dans la conception d'un régulateur de ce type, est de transformer le mouvement vertical d'une bielle provenant de l'aérien (qui détecte les variations de vent apparent), en un mouvement rotatif de la pale immergée. Sur les appareils du commerce, on utilise soit des engrenages solides mais coûteux à fabriquer, soit des combinaisons de biellettes et de rotules légères mais fragiles.

Le mécanisme que j'ai imaginé solutionne ce problème à l'aide d'une simple pièce qui peut se réaliser dans une tige d'inox concentrique à l’axe horizontal reliant la pale au secteur : d'abord deux coudes successifs à angle droit dans un plan horizontal, formant une manivelle qui transforme le mouvement vertical de la biellette en un mouvement rotatif de la tige; celle-ci est ensuite pliée selon un plan vertical en une forme de " Z " à l'horizontale, dont la branche centrale inclinée traverse une fente verticale pratiquée dans la mèche de la pale.

Pour régler le cap, on oriente l'aérien (1) dans le lit du vent en faisant pivoter la tourelle (2). Lorsque le bateau est au cap, l'aérien est au repos, en position verticale. Relié par un jeu de vilebrequin et de biellette (3) à cette tige (4), il en maintient la partie recourbée en forme de " Z " (5) dans un plan vertical. La fente pratiquée dans la mèche (6), ainsi que la pale qui en est solidaire (7), se trouvent maintenues dans le plan vertical et dans le plan de la marche du bateau.

Si le bateau dévie de son cap, la poussée du vent sur l'une ou l'autre face de l'aérien (1) incline celui-ci d'un angle pratiquement proportionnel à la variation de cap, transmettant par l'intermédiaire de la biellette (3) et de la manivelle de la tige (4), un mouvement rotatif à la partie recourbée en forme de " Z " de cette dernière (5). Cette branche centrale inclinée ne se trouve donc plus dans le plan de la marche du bateau, mais fait avec celui-ci un angle également proportionnel à la variation de cap. Par la fente (6) qu'elle traverse, elle force la mèche de la pale (7) à pivoter. Celle-ci, sous la poussée des filets d'eau dus à l'avancement du bateau, s'incline autour de son axe horizontal, jusqu'à ce qu'elle se retrouve sensiblement dans le plan de la branche centrale inclinée du " Z ". L'inclinaison de la pale est donc proportionnelle à la variation de cap.

En pivotant, le tube incline un secteur (8) qui se trouve dans le coqueron et qui force le gouvernail à tourner d'un angle également correspondant à la variation de cap, à l'aide de drosses.

J'ai tenté d'analyser toutes les contraintes et cherché à concevoir un mécanisme d'une grande robustesse, mais qui permette à l'appareil de se déboîter plutôt que de casser s'il lui est imposé un effort anormal. Ainsi, la pale est maintenue solidaire de sa mèche par une liaison élastique qui garde une encoche pratiquée dans sa monture, en contact avec un axe traversant la mèche (10). Si la pale rencontre un obstacle quelconque, elle se décroche au lieu de se briser ou de déformer la mèche.

J'ai prévu deux aériens : un grand, très léger, pour le petit temps, et un petit, beaucoup plus robuste, que j'installe en prenant un premier ris.

Par temps calme ou en cas de vent variable en force ou en direction, il suffit de retirer l'aérien et de raccorder l'extrémité avant de la tige (9) à un petit pilote électrique qui aura très peu d'effort à fournir et consommera très peu.

Avant mon tour du monde, dans ma chasse au poids inutile, j'avais déjà débarqué la barre à roue montée d'origine sur Jean-du-Sud. Et je conçois facilement qu'un futur tourdumondiste, disposant d'un budget limité, préfère se passer d'une barre à roue, et investisse plutôt dans un système comme le mien, plus complet et d'un prix comparable (une barre franche suffira pour les rares moments où il faudra barrer à la main..

J'étais tout de même inquiet de l'usure possible de cette tige, frottant inox sur inox, à son passage à travers la fente. C'était d'ailleurs la seule critique qu'avait faite un ingénieur à qui j'avais montré mon dessin avant de partir. J'ai été agréablement surpris, à l'arrivée, après 28 200 milles, de n'y déceler aucune usure apparente.